Un coup dans l'eau...

17/01/2006 11:04
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Une tentative de nouvelle basée sur un fait divers véridique...
C'était une fin de matinée grise et froide comme elles le sont trop souvent à Chicago. Les deux hommes tiraient presque machinalement sur leurs sèches, donnant l'impression de vouloir se réchauffer auprès du bout incandescent. Mais ça marchait pas. Le froid les mordait quand même à travers leurs imperméables élimés. Ils balançèrent d'une pichnette les mégots dans le lac Michigan, qui crépitèrent un instant avant d'être engloutis par les eaux gloques, et tournèrent les talons en direction d'une des artères s'enfonçant dans la cradingue Windy City.
Leur plan était fin prêt. Ils y réfléchissaient depuis de longues semaines déjà, et tout ça commençait à tourner à l'obsession, et l'obsession vous file la tremblotte, et ils n'auront pas le droit de trembler.
L' idée leur avait toujours paru brillante. Braquer un club : c'est rapide, ça rapporte, et si l'on fait bien les choses les risques sont limités. Surtout à cette heure de la journée, où l'endroit sera sans doute désert. On entre, on braque, on se tire, on quitte la ville, et basta.
Alors qu'ils tournaient sur Calumet Street, l'excitation qui allait crescendo depuis la veille leur fit accélérer le pas. C'était la première fois qu'ils tentaient un braquage. La vingtaine à peine entammée, leur expérience dans le domaine faisait peine à voire. Mais depuis leur arrivée à Chicago l'année précédente, tout allait de mal en pis. Pas de boulot, pas d'argent, pas d'avenir. Il faut bien un jour ou l'autre tenter ce coup de poker indispensable aux moins bien lotis pour surnager. La chance que la vie se reffusait à leur offrir sur un plateau, ils comptaient bien la saisir, la prendre de force.
Ils traversèrent la rue, se faufilant entre les voitures qui obstruaient déshormais toutes les villes américaines. Un groom posté sur le trotoire les dévisagea, avant de tirer sur l'un des batants de la lourde porte en verre surmontée de l'enseigne du « Golden Lily ». En milieu de journée, la direction est moins regardante sur la clientèle.
Comme prévu, l'endroit était calme. Seuls quelques tables du fond étaient occupées par des joueurs de cartes, que l'on distinguaient à peine tant la lumière était faible, se perdant dans les volutes de fumées qui semblaient servir de langue maternelle aux habitués du lieu. Un pianiste jouait du rag sur un piano droit collé au mur, près des chiottes. Le barman astiquait son zinc.
Ils écartèrent en même temps les pans de leurs impers (ils s'étaient entraînés à fair ça synchro), et d'un geste moyennement assuré pointèrent leurs calibres en direction du barman. Show time.
L'homme pris le temps d'essuyer la flûte à champagne qu'il avait en main, la rangea quelque part au-dessus de sa tête, avant de baisser les yeux sur les deux néo-gangsters. Le regard qu'il posa sur eux était calme, presque sympathique.
-Vous ne voulez pas faire ça ici, leur dit-il d'une voix qui se voulait persuasive.
-Ta gueule. Ca se voulait persuasif aussi.
-C'est que... vous l'ignorez sûrement... (il les dévisageait, cherchant dans un recoin de leurs faces comme une trace d'innocence, une preuve de naïveté) oui, c'est certain, vous ne savez pas...
-Tu vas fermer ta putain de gueule, et nous filer la putain de caisse.
-Mais, messieurs... cet endroit appartient à Monsieur Capone !
Tout se figea, l'espace de plusieurs secondes. Les deux braqueurs ne bougeaient pas, aucun des deux ne parvenait à détacher son regard de celui du barman. Le barman d'Al Capone, qui travaille dans le bar d'Al Capone. Le bar d'Al Capone qu'on est en train de braquer. L'idée d'une mort attroce, les pieds dans un bloc de béton destiné au polder dont les mafieux de Chicago s'emblaient s'entêter à jeter les fondations au fond du lac Michigan, faisait lentement son chemin dans leurs cerveaux contractés par la douleur.
-D'ailleurs messieurs, il me semble que Monsieur Capone vous salut.
Il leur indiqua un des joueurs de cartes, qui souriait avec calme en annonçant un full. Alors qu'ils tournaient des faces dépitées en suivant l'index discrètement tendu du barman, l'homme leva les yeux, et leur fit un signe en frolant son chapeau avec deux doigts. Il posa son full, se cala dans le fauteuil qu'il fit pivoter vers eux, et expira une large volute du bareau de chaise, cubain sans doute, qu'il tenait bien carré entre ses dents.
-Maintenant, il faut vous en aller, dit le barman, presque paternèlement.
Les deux types baissèrent enfin les canons de leurs armes, firent quelques pas en arrières, les yeux définitivement rivés sur l'homme au cigare. Ils se seraient pris la porte en verre, mais, comme tous ceux au service de Capone, le groom faisait bien son boulot et savait prendre les devants.

Le soir même, conformément à leur plan, les deux gangsters refoulés quittèrent l'Illinois, et prirent un train en direction de la Californie. « L'Eldorado », qu'ils disent, dans les journaux.

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